V.H. EN ANGLO-NORMANDIE
 
Colonne d'Harmonie

L'absent - Victor Hugo / Gabriel Fauré
Sentiers où l'herbe se balance
Je ne peux pas parler de Victor Hugo sans évoquer un épisode de mon enfance. Chez moi, hormis les manuels scolaires, il n’y avait pas de livres. Les seules lectures qui m’étaient données en pâture étaient « L’Humanité Dimanche » et « La Calotte », les journaux auxquels mon père était abonné, sans oublier la collection complète de missels de ma grand-mère.
Lorsqu’une grand-tante, journaliste à Paris, décéda, mon père hérita de sa bibliothèque. Qu’en faire ? Ou plutôt, où la stocker ? Car personne n’avait l’intention d’ouvrir l’un de ces livres ! Ils furent placés dans l’armoire normande de ma chambre, là où ils gêneraient le moins.
Il y avait je crois tous les romans de Hugo, y compris les romans de jeunesse comme « Han d’Islande » et « Bug-Jargal ». Même « Napoléon le Petit », dans sa première édition, format in-32, facile à dissimuler à une époque où l’ouvrage était interdit.
Je dévorai évidemment le tout, même si certains ouvrages ne m’étaient pas vraiment accessibles à l’époque. Ce furent mes premières agapes littéraires.
Restera à jamais dans ma mémoire, un personnage des Misérables : Mgr Myriel, surnommé Mgr Bienvenu par les pauvres. Aux gendarmes qui lui ramènent Jean Valjean en possession d’une partie de l’argenterie qu’il lui a volée, l’évêque déclare : « Je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bientôt avoir deux cent francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? » Puis : « Allez en paix […] N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. […] Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal mais au bien. ». Chez nous, on dirait « Va maintenant et que nos vœux t’accompagnent. »
Je pense à Mgr Bienvenu à chaque initiation quand j’entends : « Il vous faudra pratiquer les vertus les plus nobles […] Ce qui serait dans un profane une qualité rare ne doit devenir pour un franc-maçon que l’accomplissement de son devoir. Chaque occasion d’être utile dont il ne profite pas est une infidélité. Chaque secours qu’il refuse est un parjure. »

HISTOIRE DE L’EXIL

Revenons à notre petit Napoléon. Le 20 décembre 1848, il jure : « En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par l’Assemblée Nationale, je jure de rester fidèle à la République ». Le 2 décembre 1851, il renie tout cela : c’est le coup d’Etat.
Hugo déclare : « … nous envoyons ce billet de faire part à l’Europe : la trahison du 2 décembre est accouchée de l’empire. La mère et l’enfant se portent mal. »

Hugo apprend la nouvelle le 2 et participe aussitôt à l'organisation d'un comité de résistance. Il doit alors se cacher, et, grâce à Juliette Drouet, il trouve un abri sûr. Il reçoit un faux passeport et s’enfuit à Bruxelles.
Le 31 juillet 1852, il écrit à Mr de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles : « Je quitte Bruxelles et la Belgique ; je pars spontanément. Je dois m'éloigner puisque, dans les circonstances actuelles, ma personne semble créer au gouvernement belge un embarras ; je tiens d'ailleurs l'engagement que j'avais pris avec moi-même, et dont je vous avais fait part, de m'éloigner le jour où paraîtrait l'ouvrage que j'écrivais sur M. Bonaparte. »
Ce Mr de Brouckère, vous le connaissez sûrement : une place porte son nom et il est chanté depuis le jour où Bruxelles a commencé à bruxeller.
Victor Hugo débarque à Jersey le 5 août. Il emménage à Marine-Terrace, une maison située à Saint-Clément. Avec d’autres proscrits, il proteste contre la visite de la reine Victoria à l’empereur. Il est chassé de Jersey et arrive le 31 octobre 1855 à Guernesey.
Pour ne plus être expulsé, il achète une grande maison : Hauteville House.
En 1859, Napoléon III signe une amnistie générale pour les prisonniers politiques. Hugo refuse de revenir en France : « Quand la liberté rentrera, je rentrerai. »
Le 4 septembre 1870, c’est la défaite de Sedan et la proclamation de la République. Le 5 septembre, Victor Hugo revient et est accueilli triomphalement à Paris.

HUGO A JERSEY
Il évoque son arrivée à Jersey en ces termes :
" Il y a une douzaine d'années, dans une île voisine des côtes de France, une maison, d'aspect mélancolique en toute saison, devenait particulièrement sombre à cause de l'hiver qui commençait, cette maison s'appelait Marine-Terrace. L'arrivée y fut lugubre. "
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On peut supposer Hugo plutôt déprimé. Il est contraint à l’exil, à l’isolement, à une vie chiche et ne sait pas s’il pourra rentrer un jour en France ; sa fille Léopoldine, qu’il adorait, s’est noyée accidentellement quelques années plus tôt, son autre fille, Adèle, commence à perdre la raison et il est plus que jamais révolté par le coup d’Etat. « Amis et frères ! En présence de ce gouvernement infâme … le citoyen digne de ce nom ne fait qu’une chose et n’a qu’une chose à faire : charger son fusil, et attendre l’heure. » (Ce que c’est que l’exil)
Pendant ces trois années passées à Jersey, il écrit, bien sûr. Il termine Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles et les fait éditer. C’est à cette époque qu’il s’intéresse à la photographie et aux tables tournantes !

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La photographie

Charles Hugo, son fils, lui fait découvrir les daguerréotypes. Victor Hugo fait installer un atelier de photographie dans sa maison. On utilise alors le principe de la plaque de verre à l’albumine ou au collodion. Victor Hugo ne touche pas au matériel. C’est Charles Hugo, formé par Edmond Bacot de Caen qui s’en charge.

Victor Hugo songe à utiliser cette technique nouvelle pour illustrer ses ouvrages et il sollicite l’éditeur Hetzel. Mais l’époque est encore à la lithographie. Reproduire une photo pour l’imprimer est extrêmement difficile et onéreux. C’est grâce à son engouement pour ce nouvel art que nous disposons aujourd’hui de photos de Jersey et Guernesey, très connues, comme « Victor Hugo et le rocher des proscrits », mais aussi la maison de Jersey qui n’existe plus aujourd’hui.

proscrits

Le spiritisme

Il est initié au spiritisme par Delphine de Girardin. L’on sait Hugo déiste. Mais il est difficile d’imaginer ce génie, cette intelligence faisant parler les esprits !
Il faut rappeler que le spiritisme est à la mode à cette époque. D’autres grands esprits, comme Camille Flammarion y ont succombé. Les premiers adhérents de la Ligue Française de l’Enseignement fondée par Jean Macé étaient spirites.
Cette activité, Victor Hugo la prend au sérieux. Les procès-verbaux de ces séances seront édités plus tard sous le titre Les tables tournantes de Jersey.
Hugo à Jersey se rapproche chaque jour davantage de l’océan, de l’immatérialité du ciel, de l’au-delà et de Dieu. Son exil devient métaphysique : "J'habite dans cet immense rêve de l'océan, je deviens quelque peu un somnambule de la mer... je finis par ne plus être qu'une espèce de témoin de Dieu" (Lettre à Frantz Stevens du 10 avril 1856)

Le mot « exil » m’a longtemps enduit avec de l’erreur. Je pensais peut-être à Napoléon, le premier, ne pouvant quitter Sainte-Hélène. Si Victor Hugo ne peut aller en France, rien ne l’empêche de quitter Jersey, et plus tard Guernesey pour se rendre à l’étranger. Ce qu’il fera d’ailleurs.
Pour Hugo, l’exil est synonyme à la fois de mort, de liberté et de fierté :
En 1856, il écrit à Edmond About: "Un proscrit est une espèce de mort. Il peut donner presque des conseils d'outre-tombe "; et, à Villemain : "L'exil ne m'a pas seulement détaché de la France, il m'a presque détaché de la terre et il y a des moments où je me sens comme mort et où il me semble que je vis déjà de la grande et sublime vie ultérieure."

Dans un poème :

« O frère ! avec quelle âcre et sombre volupté
J’aspire l’océan sauvage et redouté,
En criant au rocher qui gronde, au flot qui vibre,
Aux nuages, aux vents, aux astres : je suis libre ! »

En débarquant à Jersey, il s’écrie : "Il faut qu'on puisse dire, en comparant Jersey à la France : c'est cette petite île qui a délivré ce grand peuple" (journal d’Adèle Hugo)
En janvier 1852 : "Ce n'est pas moi, monsieur, qui suis proscrit, c'est la liberté; ce n'est pas moi qui suis exilé, c'est la France [...] Moi, je ne souffre pas, je contemple et j'attends. J'ai combattu, j'ai fait mon devoir; je suis vaincu, mais heureux. La conscience contente, c'est un ciel serein qu'on a en soi." (Lettre à André van Hasselt du 6 janvier 1852)
Dans une autre lettre : "Dans le triomphe de la violence inepte sur la liberté, dans cette expulsion de l'intelligence par la force brutale, j'ai été choisi, parmi tant d'hommes qui valent mieux que moi, pour représenter l'intelligence, choisi, non par le Bonaparte qui ne sait ce qu'il fait, le pauvre imbécile, mais par la Providence que je remercie. Quel immense honneur pour moi ! Enviez-moi tous, je vous représente !" (Lettre à J Janin du 24 mars 1852) Et après trois années passées à Jersey : "Je trouve de plus en plus l'exil bon. [...] Depuis trois ans - en dehors de ce qui est l'art - je me sens sur le vrai sommet de la vie [...]. Ne fût-ce qu'à ce point de vue, j'aurais à remercier M. Bonaparte qui m'a proscrit, et Dieu qui m'a élu. Je mourrai peut-être dans l'exil, mais je mourrai accru." (Carnets, albums, journaux)

Les promenades à Jersey sont sources de réflexion, de méditation. Les dolmens, en particulier, l’inspirent ; ceux de Rozel, de la Corbière, de la Tour Blanche, du Faldouet.
Quelques exemples de poèmes inspirés par les lieux :

« Je t'aime, exil ! douleur, je t'aime !
Tristesse, sois mon diadème !
Je t'aime, altière pauvreté !
J'aime ma porte aux vents battue.
J'aime le deuil, grave statue
Qui vient s'asseoir à mon côté.

J'aime le malheur qui m'éprouve,
Et cette ombre où je vous retrouve,
Ô vous à qui mon coeur sourit,
Dignité, foi, vertu voilée,
Toi, liberté, fière exilée,
Et toi, dévouement, grand proscrit !

J'aime cette île solitaire,
Jersey, que la libre Angleterre
Couvre de son vieux pavillon,
L'eau noire, par moments accrue,
Le navire, errante charrue,
Le flot, mystérieux sillon. »

Extrait de « Puisque le juste est dans l’abîme »

« Ils me disent : hier deux bricks se sont perdus
La nuit sur des bas-fonds près du Mont-aux-pendus.
Et moi, levant le doigt vers la funèbre cime,
Je leur dis : vous venez tuer devant l’abîme.
Pourquoi voulez-vous donc qu’il soit meilleur que vous ?
Les flots sont insensés, mais les hommes sont fous.
Vous donnez le mauvais exemple aux mers sauvages ;
Vous leur montrez la mort debout sur vos rivages ;
Vous mettez un gibet sur la falaise ; alors
Ne vous étonnez point d’avoir, près de vos ports,
Epiant vos départs comme vos arrivées,
Des roches sans pitié que l’homme a dépravées. »

« Le Mont-aux-pendus »

Après avoir visité l’île de Serk en août 1855. Poème dédié à Juliette Drouet

« J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle et n’a pas de corolle embaumée,
Sa racine n’a pris sur la crête des monts
Que l’amère senteur des glauques goémons ;
Moi j’ai dit : - Pauvre fleur, du haut de cette cime,
Tu devais t’en aller dans cet immense abîme
Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.
Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’ombre,
Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour.
Le vent mêlait les flots, il ne restait du jour
Qu’une vague lueur lentement effacée
Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir ! »

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HUGO A GUERNESEY
On peut dire qu’à Guernesey, Victor Hugo s’installe. Après avoir fait l’acquisition de Hauteville House, il l’aménage pièce par pièce. Il achète sur l’île toutes sortes de meubles qu’il démonte et recompose souvent lui-même.
Au troisième étage, il fait construire une cage de cristal de trois mètres sur deux (look-out), dominant la ville, tournée vers la mer, Jersey et la France.
 

hauteville

De la rencontre avec l’île et ses habitants naissent deux ouvrages : « L’archipel de la Manche » et « Les travailleurs de la mer ».

Quelques extraits de « L’archipel de la Manche » :
« Chaque jour un pan de la terre normande se détache et disparaît sous le flot. Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. Il a fallu pour le contenir cet éperon immense, le Finistère. […] Cette formation du golfe de la Manche aux dépens du sol français est antérieure aux temps historiques. La dernière voie de fait décisive de l’océan sur notre côte a pourtant date certaine.
En 709, un coup de mer a détaché Jersey de la France. D’autres sommets des terres antérieurement submergées sont, comme Jersey, visibles. C’est ce qu’on nomme l’archipel normand. […]
Il y a, dans ces parages, des coups de théâtre de l’océan desquels il faut se défier. […] une tempête souffle du sud-est ; le calme arrive, calme complet ; vous respirez ; cela dure parfois une heure ; tout à coup l’ouragan, disparu au sud-est, revient du nord-ouest ; il vous prenait en queue, il vous prend en tête ; c’est la tempête inverse. Si vous n’êtes pas un ancien pilote et un vieil habitué, si vous n’avez pas, profitant du calme, pris la précaution de renverser votre manœuvre pendant que le vent se renversait, c’est fini, le navire se disloque et sombre. […]
Personne n’a étudié comme les marins de l’ouest de Guernesey les trois dangers de la mer tranquille, le singe, l’anuble, et le derruble. Le singe (swinge), c’est le courant ; l’anuble (lieu obscur), c’est le bas-fond ; le derruble (qu’on prononce le terrible), c’est le tourbillon, le nombril, l’entonnoir de roches sous-jacentes, le puits sous la mer. […]
Les îles de la Manche sont des morceaux de France tombés dans la mer et ramassés par l’Angleterre. De là une nationalité complexe. Les Jersiais et les Guernesiais ne sont certainement pas anglais sans le vouloir, mais ils sont français sans le savoir. S’ils le savent, ils tiennent à l’oublier. […]
On nomme volontiers ces îles en France îles anglaises et en Angleterre îles normandes. […]
Avant Rollon, duc des Normands, il y avait eu, sur l’archipel, Salomon, roi des Bretons. De là beaucoup de Normandie à Jersey et beaucoup de Bretagne à Guernesey. […]
Les hommes des îles de la Manche sont une race à part. Ils gardent sur « la grand’terre » on ne sait quelle suprématie, ils le prennent de haut avec les Anglais, disposés parfois à dédaigner « ces trois ou quatre pots de fleurs dans cette pièce d’eau ». Jersey et Guernesey répliquent : « Nous sommes les normands, et c’est nous qui avons conquis l’Angleterre ». On peut sourire, on peut admirer aussi. Un jour viendra où Paris mettra ces îles à la mode et fera leur fortune ; elles le méritent. Une prospérité sans cesse croissante les attend le jour où elles seront connues. Elles ont ce singulier attrait de combiner un climat fait pour l’oisiveté avec une population faite pour le travail. »

Le second livre, « Les Travailleurs de la mer », d’abord intitulé « L’abîme » est dédié, je cite « au rocher d’hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l’île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable. »

En préface, Hugo explique la place de cet ouvrage dans l’ensemble de son œuvre :

« La religion, la société, la nature ; telles sont les trois luttes de l’homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins ; il faut qu’il croie, de là le temple ; il faut qu’il crée, de là la cité ; il faut qu’il vive, de là la charrue et le navire. Mais ces trois solutions contiennent trois guerres.
La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. L’homme a affaire à l’obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. Un triple ananké (nécessité) pèse sur nous, l’ananké des dogmes, l’ananké des lois, l’ananké des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l’auteur a dénoncé le premier ; dans les Misérables, il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième.
A ces trois fatalités qui enveloppent l’homme se mêle la fatalité intérieure, l’ananké suprême, le cœur humain. »

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Des « travailleurs de la mer », j’ai retenu une page que je trouve magnifique :
« Au milieu de la nuit, brusquement, et comme par la détente d’un ressort, il se réveilla.
Il ouvrit les yeux.
Les Douvres au-dessus de sa tête étaient éclairées ainsi que par la réverbération d’une grande braise blanche. Il y avait sur toute la façade noire de l’écueil comme le reflet d’un feu.
D’où venait ce feu ?
De l’eau.
La mer était extraordinaire.
Il semblait que l’eau fût incendiée. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, dans l’écueil et hors de l’écueil, toute la mer flamboyait. Ce flamboiement n’était pas rouge ; il n’avait rien de la grande flamme vivante des cratères et des fournaises. Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur la vague des plis de suaire. Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. Ce n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre.
C’était quelque chose comme l’embrasement livide d’un dedans de sépulcre par une flamme de rêve.
Qu’on se figure des ténèbres allumées.
La nuit, la vaste nuit trouble et diffuse, semblait être le combustible de ce feu glacé. C’était on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement. L’ombre entrait comme élément dans cette lumière fantôme.
Les marins de la Manche connaissent tous ces indescriptibles phosphorescences, pleines d’avertissements pour le navigateur. Elles ne sont nulle part plus surprenantes que dans le Grand Vey, près d’Isigny.
A cette lumière, les choses perdent leur réalité. Une pénétration spectrale les fait comme transparentes. Les roches ne sont plus que des linéaments. Les câbles des ancres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. Les filets des pêcheurs semblent sous l’eau du feu tricoté. Une moitié de l’aviron est d’ébène, l’autre moitié, sous la lame, est d’argent. En retombant de la rame dans le flot, les gouttes d’eau étoilent la mer. Toute barque traîne derrière elle une comète. Les matelots mouillés et lumineux semblent des hommes qui brûlent. On plonge sa main dans le flot, on la retire gantée de flamme ; cette flamme est morte, on ne la sent point.
Votre bras est un tison allumé. Vous voyez les formes qui sont dans la mer sous les vagues à vau-le-feu. L’écume étincelle. Les poissons sont des langues de feu et des tronçons d’éclair serpentant dans une profondeur pâle.
Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées de Gilliat. C’est grâce à elle qu’il s’était réveillé. »

Le caricaturiste André Gill a représenté Gilliat sous les traits de Victor Hugo. Il s’agit là de la fin du roman : « Le Cashmere était au-delà des eaux d’Aurigny. […] Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliat. On ne voyait plus que sa tête. La mer montait avec une douceur sinistre. Gilliat, immobile, regardait le Cashmere s’évanouir. […] Peu à peu, cette tache, qui n’était plus une forme, pâlit. Puis elle s’amoindrit. Puis elle se dissipa. A l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau. Il n’y eut plus rien que la mer. »
A signaler : trois mouettes, comme sur les aquarelles de notre F? Guenhaël ! A moins qu’il ne s’agisse de goélands !

L’HOMME

Victor Hugo est certes un grand écrivain, un poète, un républicain, un humaniste, un romantique, un pacifiste (il préside le Congrès de la Paix à Lausanne en 1869), un visionnaire (il y envisage des Etats-Unis d’Europe) … C’est déjà beaucoup de casquettes pour une même personne !
Mais quel est l’homme ?

Il a des qualités. Pour s’en convaincre, voici l’extrait d’une lettre à l’éditeur Castel qui désire publier ses dessins : « Toutes les semaines, des mères pauvres me font l’honneur d’amener leurs enfants dîner chez moi. J’en ai eu huit d’abord, puis quinze ; j’en ai maintenant vingt-deux. [Plus tard le nombre fut porté à quarante]. Ces enfants dînent ensemble ; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, français, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite à la joie et au rire, et je leur dis : soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remerciement à Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-sœur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes nécessités pour l’enfance. Après quoi ils jouent et vont à l’école. Des prêtres catholiques, des ministres protestants, mêlés à des libres penseurs et à des démocrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cène, et il ne me paraît pas qu’aucun soit mécontent. J’abrège ; mais il me semble que j’en ai dit assez pour faire comprendre que cette idée, l’introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction à niveau et de plain-pied, fécondée par des hommes meilleurs que moi, par le cœur des femmes surtout, peut n’être pas mauvaise ; je la crois pratique et propre à de bons fruits, et c’est pourquoi j’en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l’imitent. Ceci n’est pas de l’aumône, c’est de la fraternité.
Cette pénétration des familles indigentes dans les nôtres nous profite comme à eux ; elle ébauche la solidarité ; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule démocratique, Liberté, Egalité, Fraternité. C’est la communion avec nos frères moins heureux. Nous apprenons à les servir, et ils apprennent à nous aimer. C’est en songeant à cette petite œuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d’amour-propre et autoriser la publication souhaitée par vous. Le produit de cette publication contribuera à former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l’hiver ; je ne serais pas fâché de donner des vêtements à ceux qui sont en haillons et d’offrir des souliers à ceux qui vont pieds nus. »

Jean Macé disait : « Là d’où vient ton argent, là est ton honneur; là où va ton argent, là est ton cœur ». Victor Hugo, que l’on a dit avare – par exemple, il n’a jamais payé sa cotisation à la Ligue Française de l’Enseignement – est en difficulté. En réalité il distribue beaucoup. Dans une lettre de 1871 : « A vous je dis tout. Depuis deux ans, il m'est sorti des mains plus de trois cent mille francs. Rien qu'en dons. (Canons pour la défense de Paris, ambulances, blessés, pontons, prisonniers, familles de condamnés, veuves et orphelins, Alsace et Lorraine, libération du territoire, etc.).
J'ai donné plus de 35000 et cela continue. J'ai tout engagé, même ma maison. Je compte pour me dégager de ce chaos sur mon travail actuel ; c est pour cela que je suis à Guernesey. C'est avec les droits d'auteur de Ruy Blas et de Marion De Lorme que je compte payer toutes mes dépenses jusqu'au 1er mars, car ce qui me reste de revenu libre suffit à peine pour payer les rentes que je fais annuellement à mes enfants : 12000 francs pour Victor, 12000 francs pour Alice, 7000 francs pour Adèle, pour les trois 31000 francs. Vous voyez ma situation. »

Victor Hugo dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Ses écrits, ses paroles sont des actes. Mgr Myriel et Hugo sont une seule et même personne. Pendant l’exil, le personnage principal de l’œuvre de Hugo, c’est Victor Hugo lui-même.

cheminee

initiales

A-t-il des défauts ? Je réponds oui, à cause de son immense ego. A 14 ans déjà, il déclare : « Je veux être Chateaubriand ou rien ! ». En 1855, il écrit à Hetzel : « Je n'ai encore bâti sur mon sable que des Giseh ; il est temps de construire Chéops ; Les Contemplations seront ma grande Pyramide".

Ses initiales VH apparaissent un peu partout, aussi bien sur le dessin de la pieuvre des « Travailleurs de la Mer » que sur la cheminée de Hauteville House.
Charles Baudelaire n’est pas tendre à son égard : « Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. Puis l’hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que par un fiat de la Providence, Sainte-Hélène a pris la place de Jersey »

Il convient cependant de contrebalancer ce reproche d’ego démesuré, de se servir du pavé mosaïque. La lettre H est aussi celle de Hauteville House ! L’abus ce ces initiales s’explique également par la passion de Hugo pour les symboles, les mots, et donc les lettres.

« Voyons, d’où vient le verbe ? Et d’où viennent les langues ?
De qui tiens-tu les mots dont tu fais tes harangues ?
Ecriture, Alphabet, d’où tout cela vient-il ?
Réponds. […]
L’O, c’est l’éternité, serpent qui mord sa queue ;
L’S et l’F et le G sont dans la voûte bleue,
Des nuages confus gestes aériens ;
Querelle à ce sujet chez les grammairiens :
Le D, c’est le triangle où Dieu pour Job se lève ;
Le T, croix sombre, effare Ezéchiel en rêve … »

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Et je terminerai par un hommage, celui de Charles Baudelaire :
" Comme Démosthène, il converse avec les flots et le vent ; autrefois il rôdait solitaire dans les lieux bouillonnant de vie humaine ; aujourd'hui, il marche dans des solitudes peuplées par sa pensée. Ainsi est-il peut-être encore plus grand et plus singulier. Les couleurs de ses rêveries se sont teintées en solennité, et sa voix s'est approfondie en rivalisant avec celle de l’océan.[…]
S'il peint la mer, aucune marine n'égalera les siennes. Les navires qui en rayent la surface ou qui en traversent les bouillonnements auront, plus que tous ceux de tout autre peintre, cette physionomie de lutteurs passionnés, ce caractère de volonté et d'animalité qui se dégage si mystérieusement d'un appareil géométrique et mécanique de bois, de fer, de cordes et de toiles ; animal monstrueux créé par l'homme, auquel le vent et le flot ajoutent la beauté d'une démarche..."
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Colonne d'Harmonie

Demain, dès l'aube - Victor Hugo / Henri Tachan
Demain, dès l'aube